“Si seulement je pouvais lui manquer…”
Trois décennies et des poussières se sont écoulées depuis la dernière fois où j’ai vu mon Papa. J’avais trois ans. Deux décennies depuis qu’il est mort, j’étais adolescente. À l’heure où je fais les comptes, je m’étonne toujours de constater qu’il a tenu moins de temps sans moi, que moi, par je ne sais quel miracle – si l’on peut appeler cela ainsi – j’arrive à tenir sans lui. Et pourtant…
La séparation de mes parents s’est faite de manière très conflictuelle. Je n’en garde pas de souvenirs précis. Je ne conserve en mémoire que l’après, sans mon Papa. Il y a quelques années, je faisais une sorte d’enquête pour savoir qui était mon Papa, s’il m’avait recherchée, si je lui avais manqué... L’on m’a rapporté que la police était venue une fois, parce que mon père m’avait enfermée avec lui, ne voulait pas me rendre à ma mère, après son après-midi de garde. Je ne juge pas ce que mon père a fait, ni ceci, ni autre chose. Je sais où le désespoir peut mener.
L’on m’a rapporté aussi que, l’on ne sait trop comment, ma mère a réussi à évincer mon père de ma vie. Et je sais de source sûre qu’il me réclamait, qu’il demandait de l’aide autour de lui pour obtenir un droit de garde, n’osant s’adresser directement à ma mère. Et pour cause. Si lui a été accusé d’avoir été violent avec elle, je connais pour l’avoir vécu tout au long de mon enfance et de mon adolescence, la violence et le ressentiment dont ma mère est emplie. À ce jour, je n’ai encore jamais croisé aucune personne avec autant de haine en soi, si ce n’est son frère. Les mots de celle qui m’a élevée peuvent être si venimeux qu’on en perd le souffle, que la rage monte en vous à un point inimaginable. C’est de l’ordre de la torture psychologique. Et je pèse mes mots.
J’ai aussi appris qu’après la séparation, si j’osais une seule question à propos de mon père, ma mère répondait ceci à la petite fille de trois ans : « Ton père n’existe pas », « Il est mort », « Tu n’en as pas. »
Toutes ces choses que j’ai apprises lors de mon enquête ne m’ont pas tant surprise. Malgré tout, elles ont remué le couteau dans la plaie ; je sais le mal que j’ai subi enfant et adolescente, mais je n’aurais pas pensé qu’à trois ans déjà, l’on avait osé me traiter ainsi. J’étais si petite… Cela m’a fait très mal de l’apprendre, et pourtant j’avais besoin de le savoir, de l’entendre.
Je m’efforce de ne pas même juger ma mère, ni tous les autres. Je suis certaine que c’est un cycle, un cycle de violence. Si quelqu’un est dans le déni de sa propre souffrance, il la transmet. Mais je suis dans l’impossibilité de pardonner, on ne peut pardonner à des personnes qui nient le mal fait. Ces gens n’existent plus pour moi, c’est tout.
J’ai été élevée dès l’âge de 5-6 ans par un nouveau père, que j’ai tout de suite appelé Papa. M’y a-t-on forcée ou pas? Je n’en garde rien. Je savais qu’il n’était pas mon « vrai papa », mais j’étais heureuse d’avoir un papa. Très vite, cette personne qui a pris le rôle de mon père, s’est révélée être « dans le même camp que ma mère ». J’ai subi de sa part de la maltraitance, d’ordre notamment psychologique. Un plaisir à me faire mal, à me punir, à jeter du chaud du froid, un climat violent, toujours la peur d’avoir fait quelque chose de mal, de se faire taper. Une culpabilisation très forte. Ce sentiment de n’avoir aucune valeur, aucune existence. Pas un bonjour le matin, pas un regard. Il ne m’appelait même pas par mon prénom, sauf pour me crier dessus. Je n’avais pas d’identité.
Cette enfance et cette adolescence, je les ai vécues avec la haine de ce père, très forte en moi. Dans ma naïveté, je n’en voulais au départ pas à ma mère, que j’imaginais blanche comme neige. Avec le recul, j’ai compris peu à peu qui tirait les ficelles de cette maltraitance sournoise, tout en jouant le beau rôle de celle qui n’est au courant de rien, qui « ne se rend pas compte » du mal qui est fait.
Je me souviens à quel point je ressentais le manque de mon Papa, le vrai. J’avais de la honte à ressentir ce manque, cette peine, je m’efforçais de ne pas penser à lui, ma mère sachant lire en moi comme dans un livre ouvert. Il y avait une peur aussi, très présente. Était-il méchant? Me voulait-il du mal? Fallait-il se cacher de lui? Pourquoi? La seule chose que j’ai de lui, c’est mon nom de famille. Ma mère avait aussi voulu le faire changer et mettre le sien à la place. Ceci je l’ai su lors de mon enquête.
J’ai appris aussi qu’à cette période de mes 3-4 ans, je refusais de me nourrir, n’éprouvant plus aucune faim, et que ma mère me forçait à manger, me mettant de force la nourriture dans la bouche. Elle intimait que l’on fasse pareil à l’école, et je me souviens bien d’une de ces personnes de la cantine, une femme aux cheveux noirs, à l’air aussi intransigeant que ma mère, qui me forçait à manger. Même parfois, je devais boire le lait qu’ils avaient mis par mégarde dans mon verre, alors que j’abhorrais déjà cette boisson ; il ne fallait pas gâcher. Je me bouchais le nez et je m’exécutais.
J’ai aussi perdu la parole, à cet âge où je venais à peine de l’acquérir. J’étais une enfant muette, très solitaire, et les enfants ne sont pas tendres avec les êtres esseulés qui ne disent mot. Je crois que pendant ces années jusqu’à l’arrivée en CP, j’ai tenté d’oublier. Oublier que j’avais eu un Papa. Oublié que j’étais si seule. Il y avait toutefois ma Mamie et mon Papy maternels qui apportaient dans mon cœur beaucoup de réconfort et de joie, bien que le mot « papa » (pour parler du vrai) fût à jamais banni. Les autres grands-parents que j’eus un jour, les parents de mon père, je n’en garde pas le souvenir. Et, de fait, je n’ai pas eu, je crois, à éprouver le sentiment de leur perte.
J’ai appris plus tard, il y a quelques années, lors de mon enquête, que mon Papy était sensible au mal dont je souffrais, à ma détresse, même si je n’en exprimais rien par les mots. Et qu’il intimait sa fille, ma mère, de « faire quelque chose », de m’emmener voir un psychologue, de faire en sorte que je puisse voir un peu mon père. Il tentait de lui ouvrir les yeux. En vain. L’on m’a aussi rapporté que mon Papy, humain et intelligent comme il l’était, avait prévu les conséquences de ce qu’elle me faisait subir : « Lorsqu’elle sera grande, elle ne voudra plus te parler, si tu persistes. »
Je n’en savais rien tout ce temps de mon enfance et de mon adolescence, et, quand je l’ai su, mon Papy était déjà mort depuis des années. Je n’en savais rien, et cela m’a réconfortée tout en me faisait mal au cœur de savoir que tout ce temps, mon Papy n’était pas du tout d’accord avec ce que ma mère avait fait. Si je l’avais su, j’aurais pu lui parler. Mais je ne le savais pas... C’était comme un crime dont tout le monde était complice, même moi. Si j’en avais parlé à l’un des autres complices, j’aurais eu peur de me faire dénoncer à la Reine mère. Et après? Peur de perdre son amour, j’imagine. Qui ne ressemblait en rien à de l’amour, pourtant…
Mais il m’en a fallu du temps pour le comprendre. Un temps phénoménal. Un temps fou. Même après la mort de mon père, après l’horrible annonce de sa mort, sans qu’il fût jamais question d’aller à ses obsèques, après cette absence totale de compassion, que sais-je de pitié même, j’ai continué longtemps, alors que j’étais adulte, à être sous l’emprise de ma mère, de mon beau-père…
C’est quand j’ai coupé définitivement les ponts que je me suis mise à écrire. Un roman « Élina », inspiré de mon histoire. Aujourd’hui, je suis presque à nu dans ce témoignage parce que je dis « je ». Ce n’est plus Élina, c’est moi. Une petite pierre à l’édifice. J’imagine que les témoignages des « enfants aliénés » sont importants pour comprendre cette maltraitance. Je dois le faire aussi certainement pour mon Papa, qui a lutté comme il a pu, pour sombrer dans un désespoir sans fin.
J’ai souvent ce sentiment que l’aliénation n’a pas bien « pris » sur moi. Si elle avait vraiment pris, je n’aurais pas été, je crois, autant maltraitée. Quelque chose, d’infime en moi, a toujours su où était la vérité, où était l’amour. Malgré le mal subi, je crois que c’est ce qui m’a sauvée.
Lola, juin 2024