Dans la nuit du souvenir
Le témoignage d’Anne-Laure, qui a fait l’expérience, pendant son enfance, de l’exclusion parentale
Pendant très longtemps, j’ai gardé cette carte d’anniversaire à la couverture bleu ciel. On y voyait un clown tenant des ballons de baudruche. Il était surmonté d’un message de bon anniversaire. Quand j’ai ouvert la carte pour la première fois - l’année de mes 11 ans- j’ai été frappée par la musique en complet décalage avec le message festif : j’y entendais la tristesse et la nostalgie dans cette étrange mélodie. Le message écrit par mon père disait « bon anniversaire, j’aurais aimé le fêter avec toi, mais tu n’as pas voulu ».
Message que j’ai longtemps interprété comme une tentative de me culpabiliser et de me gâcher la fête. Malheureusement autour de moi, personne n’a volé à mon secours pour m’apporter d’autres clés de lecture. Ce n’est qu’aujourd’hui, avec beaucoup de recul que j’ose une autre interprétation : celle d’un « moi aussi je souffre », teinté de résignation. À l’époque il m’était impossible d’imaginer que le Monstre pouvait souffrir. Mais finalement, le monstre, c’était plutôt moi. Oh, pas un monstre au sens de bête inhumaine et vide de sentiments, mais plutôt comme la chose instrumentalisée par son créateur.
Ce qui me manque le plus, c’est la mémoire. Tout s’est mélangé, tout est parti en lambeaux et parfois me remontent des bribes tellement furtives qu’elles me font l’effet de flashs. Toutes ces années sous influence m’ont rendue contemplative de ma propre vie et mes souvenirs ne se sont pas fixés correctement.
Parfois je confronte les pauvres lambeaux de ma mémoire que je tente de retenir avec ceux de ma sœur, mais je constate que ses souvenirs aussi sont mal assurés. Alors ensemble on se coud un patchwork de souvenirs – une couverture de monstres. Et j’imagine que nous sommes très loin de la réalité. Il peut arriver que notre mère - le temps lui faisant baisser sa garde - nous livre quelque bribe de souvenir dont j’ignore la part de vérité. Mais c’est pour moi comme un trésor, une découverte sans prix. Il y a quelques mois, j’ai appris le véritable métier qu’exerçait mon père (à presque 41 ans!).
Je me suis sentie comme une orpheline dont on retrouverait des traces de ses parents. Ce qui est insidieux, c’est que ma mère est à la fois la principale instigatrice d’un travail d’effacement, et en même temps la seule dépositaire du souvenir de mon père.
J’ai le sentiment d’avoir grandi les pieds dans l’argile : mon histoire – qui en toute logique devrait être un gage d’immuabilité - est devenue pour moi une source d’angoisse car elle est encore en construction. Ma mémoire a été mon garde-fou pendant mon enfance : elle a supprimé les souvenirs (surtout les bons), pour m’empêcher de trop souffrir. Sans en avoir de traces, comment un être peut-il nous manquer?
Je me souviens de cela : quand mes parents ont divorcé, les photos de mon père ont migré dans des cartons, voire à la poubelle. Du jour au lendemain, « papa » est mort, et « ton salaud de père », « ton père », « ton égoïste de père » avec sa nouvelle compagne (« l’autre », « sa pute » - et j’en passe) l’ont remplacé. Exit les photos de famille, exit les bons souvenirs du passé. À en croire maman, il n’y en a jamais eu.
Aujourd’hui le temps a passé, aujourd’hui moi aussi je suis mère. J’espère ne jamais reproduire sur ma fille ce que j’ai subi, et j’espère ne pas adopter les mêmes attitudes ou paroles insidieuses que ma mère nous a soufflées. J’espère ne jamais infliger à ma fille un choix qui lui sera impossible de faire sans se détruire et se punir. J’exerce en permanence une veille sur mon rôle de mère. Là encore, difficile de se départir de son identité d’enfant manipulé.
Aujourd’hui, ma mère est toujours dans le déni, et je pense qu’elle est tellement enkystée dans son refus de voir la vérité qu’elle a d’une certaine manière également souffert et payé le prix de ses erreurs. Elle s’est figée, comme statufiée pendant son divorce.
Mon père a dû …. Je ne sais pas finalement, je ne sais rien de ce qu’il a dû affronter.
La dernière fois que j’ai ouvert sa carte, elle ne chantait plus. La pile avait rendu l’âme. D’un certain côté, c’est reposant – j’ai arrêté de culpabiliser. Il était temps, cela fait 30 ans maintenant.
Anne-Laure, mars 2024